Voici qu'à une année de deuils et de tourments succède une nouvelle année dont la France attend avec confiance la victoire et la paix. J'accomplis, sans le moindre apparat, les gestes rituels du 1er janvier. Accompagné de René Viviani, je me rends, sans escorte ni cortège, chez les présidents des deux Chambres. Dans mon automobile qui roule inaperçue, le président du Conseil me parle avec une expansive et frémissante inquiétude des opérations militaires engagées depuis le 20 décembre dans les plaines de Champagne. Il a, ce matin, les nerfs à lieur de peau et s'abandonne, dans l'intimité, à une crise de découragement. Il ne croit pas au succès des offensives en cours ; ïl va jusqu'à reprocher à notre commandement de n'avoir aucun plan stratégique et de se laisser conduire au jour le jour par les événements. Revenus à l'Élysée, où je retiens les ministres à déjeuner, nous reprenons la même conversation avec Briand, qui s'exprime, d'un ton plus mesuré, dans le même sens que Viviani. Tous deux se demandent s'il ne serait pas possible de préparer, en collaboration avec les Anglais, un corps expéditionnaire de 4 ou 500 000 hommes, destiné à prendre l'Autriche à revers par la Serbie. On
débarquerait dans l'Adriatique ou à Salonique ; on marcherait sur Budapest et sur Vienne, en essayant de soulever au passage tous les Slaves de la monarchie dualiste. Idée séduisante, que m'a suggérée naguère Franchet d'Esperey, lorsque je suis allé visiter son armée et dont je me suis entretenu avec d'autres généraux. La plupart, il est vrai, m'ont fait des objections. Ils se demandent comment on pourrait établir les bases du corps expéditionnaire et, s'il pénètre dans le pays, assurer son ravitaillement et son approvisionnement en munitions.
RAYMOND POINCARÉ