Que mon père n'ait qu'un bras n'avait pas traumatisé mon enfance. Pendant les sept premières années de ma vie, les "anormaux" furent donc les autres papas. Bien sûr, quand je pris conscience de cette étrangeté paternelle et commençai à interroger, on répondit à mes questions par un mot simple, évocateur et sans réplique : la guerre. Je me contentai longtemps de cette réponse ; elle était honorable et donnait à mon père un parfum de mystère propre à satis faire mon imagination et à répondre de façon lacônique et définitive à tous ceux qui m'interrogeaient sur ce sujet. Seul le portrait de ce jeune homme au visage sévère, sanglé dans un austère uniforme noir, encadré de chaque côté par huit médailles laissait à deviner une histoire peu ordinaire. De plus, mon père parlant aussi peu que ma mère était volubile, ce n'est qu'à l'âge adulte qu'il me confia que ce dont il ne parlait jamais, il l'avait écrit. Je découvris alors qu'il s'était retrouvé au coeur d'événements et de situations peu banals, que j'avais pour certains survolés, comme tous les écoliers de ma génération, pendant les maigres heures dévolues à l'histoire-géographie dans les programmes de l'enseignement de cette époque. Pendant les 3 dernières années de sa vie qu'il passa avec moi dans notre maison de Sarrians après le décès de ma mère, la parole put enfin se libérer. Grâce à sa mémoire intacte, ses confidences si longtemps enfouies et l'extrême précision des notes et cahiers de guerre rédigés dès 1946, j'ai pu, avec lui, restituer aussi précisément que possible le fil de cette épopée à la fois tragique et surprenante. Si tous les événements narrés sont avant tout l'histoire d'un homme, ils s'inscrivent aussi dans notre mémoire collective, même si certains d'entre eux ont été partiellement passés sous silence et ne figurent pas — ou si peu -- dans les livres d'histoire.